“Souvenirs sur Sergei Chepik”
Dans notre numéro de février 2014, Cécile Montmirail saluait la sortie de la superbe quatrième monographie sur Sergei Chepik (1953-2011), réalisée par son épouse Marie-Aude Albert qui est aussi notre amie. Depuis lors Marie-Aude Albert a continué à faire connaître l’œuvre de son mari, notamment par des expositions, à la mairie du 6e arrondissement de Paris en 2016, et au Centre spirituel et culturel orthodoxe russe de Paris en mars dernier. Ainsi que par des vidéos qu’on peut voir sur Youtube (ou sur le site chepik.com), dont un véritable film de près d’une heure, passionnant, sur « Chepik à Leningrad » en juin 1988.
Marie-Aude Albert publie un nouveau livre, premier volume de « Souvenirs sur Sergei Chepik » (entre 1953 et 1988, donc avant son départ pour la France).
Beaucoup d’images ici encore, mais davantage comme un album de photos de famille même si, forcément, la peinture n’est pas absente (mais sous forme documentaire plutôt qu’artistique, d’autant que les techniques photographiques soviétiques étaient quelque peu sommaires et que leur résultat a mal vieilli…).
Le livre est en 12 chapitres, qui sont 12 entretiens avec des personnes (tous des artistes, en dehors du fils de Chepik, qui travaille toutefois dans le domaine graphique) qui ont connu le peintre dans sa jeunesse.
On imagine le travail que représente la simple recherche de ces personnes, en Ukraine et en Russie… et ailleurs. Pour l’essentiel ce sont donc des entretiens, par lesquels Marie-Aude Albert tente d’obtenir des précisions sur la jeunesse de Chepik, et de répondre à des questions restées sans réponse. Notamment la grande question : comment cet homme, que tout le monde décrit comme toujours cordial, souriant, avenant, pouvait-il créer des œuvres si souvent lugubres ou tragiques ? C’est peut-être la seule question qui demeure sans réponse. Parce qu’elle touche au mystère même de l’être, et tout particulièrement… de l’être russe.
On peut se dire qu’en dehors de cela le livre ne peut guère qu’intéresser ceux qui ont connu Chepik ou qui s’intéressent de près à son œuvre (on trouve notamment de précieuses indications sur l’origine de certains thèmes, comme les marionnettes). En réalité son intérêt va au-delà. D’une part en raison de la personnalité hors norme du personnage, d’autre part en ce que ces anecdotes, ces récits, ces souvenirs, racontent tout un pan de la (vraie) vie en URSS : comment on vivait dans un régime totalitaire, en le contournant (notamment par le troc), en faisant semblant de l’ignorer (ou en l’ignorant, quand on est enfant et qu’on ne connaît rien d’autre mais qu’on vit tout de même sa vie d’enfant), en faisant avec, et en profitant des quelques îlots qui échappent forcément au rouleau compresseur. Par exemple à la faveur de tel professeur, tel maître respecté de tous qui garantissait des espaces de liberté à ses étudiants au cœur même de Leningrad.
La qualité et l’agencement de ces entretiens fait ressembler le livre à ces romans ou à ces films où le héros, ou le sujet principal, est cerné peu à peu par des éclairages venant d’horizons différents : on ne le connaît pas, on ne le voit pas, mais il prend corps progressivement comme à la façon d’un puzzle. Et le personnage dont il s’agit ici est au moins aussi intéressant que le héros d’un roman russe…
Il convient de souligner tout particulièrement la qualité de la traduction : on a l’impression que les divers protagonistes parlent français, et un beau français, même s’il doit rester celui de la conversation.
Bref, Marie-Aude Albert a eu raison de nous faire profiter de ce qui était d’abord une recherche personnelle et qui s’avère au final une œuvre à part entière.
Yves Daoudal
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