Jamais frères? Ukraine et Russie: une tragédie post-soviétique

Auteur: Anna Colin Lebedev

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Jamais frères? Ukraine et Russie: une tragédie post-soviétique

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ANNA-COLIN LEBEDEV est une universitaire, maître de conférences en sciences politiques, spécialisée dans l’étude des sociétés post-soviétiques. Russe, née et ayant vécu à Moscou, puis exilée en France avec sa famille, elle a découvert et visité l’Ukraine dans le cadre de ses études et recherches universitaires. C’est à cette oc­casion qu’elle apprend la langue ukrainienne.

Ceux qui ont pu suivre ses rares mais forts intéressants entretiens télévisés ont pu apprécier sa qualité de syn­thèse, sa précision d’analyse et ses démonstrations tou­jours bien référencées et jamais passionnées.

Le livre qu’elle a publié en septembre 2022 est de cette trempe-là. Bien écrit, il se lit d’une seule traite. L’auteur y réussit la prouesse de décrire des faits complexes en allant à l’essentiel. Russe d’origine, Anna-Colin Lebedev ne peut être taxée de « russophobie ». Elle livre un travail do­cumenté, relevant aussi les erreurs qui ont pu être commises par la partie ukrainienne ces derniers mois.

L’auteur décortique l’histoire contemporaine des rela­tions entre les sociétés russe et ukrainienne. On constate que, si les deux peuples n’ont jamais été des « frères ju­meaux » ainsi que voudrait le faire croire la propagande poutinienne, leur coexistence à la fin de la période sovié­tique et après la chute de l’URSS a été très largement apaisée, malgré les souvenirs douloureux qu’avait laissé l’Holodomor dans la mémoire collective ukrainienne.

L’EMPIRE TSARISTE AVAIT TENTÉ DE « RUSSIFIER » L’UKRAINE

L’HISTOIRE du traitement de la langue et de la culture ukrainiennes par l’Empire russe puis par l’URSS est cependant significative des relations en dents de scie entre les deux pays. L’auteur la résume en cinq étapes.

L’empire tsariste tente une « russification » de l’Ukraine, essayant d’éradiquer ce « dialecte petit-russe » que l’État central ressentait comme menace contre l’unité de l’empire.

A ces débuts, la révolution bolchevique, tentant de s’ap­puyer sur l’affirmation des sentiments nationaux, réhabi­lite les langues et cultures régionales, dont l’ukrainien (ce que Vladimir Poutine ne manque jamais de critiquer dans ses discours à vocation d’enseignement historique).

Dès les années 1930, le retour à la centralisation éta­tique stalinienne sonne le glas des libertés que le pouvoir léniniste avait concédées. L’étude du russe devient obliga­toire. La « russification » est fortement appuyée par la substitution de population initiée par le régime stalinien. Après le génocide par famine de la décennie 1930, les dé­portations de groupes ethniques comme les Tatars du sud de l’Ukraine couplées avec l’arrivée de populations russo­phones venant d’autres régions de l’URSS alimentent ce phénomène, notamment dans le Donbass, entre les années 1950 et 1980. Autre fait significatif : pour les Ukrainiens, le russe est alors la langue qu’il faut pratiquer pour réussir et accéder à des emplois intéressants.

Enfin, la chute de l’URSS et l’indépendance sonnent le retour à l’ukrainien comme langue officielle, sans pour autant que le russe ne soit ostracisé. Le fait d’être russo­phone n’empêche en aucune manière de se sentir Ukrai­nien. En 2001, malgré les origines russes d’une partie non négligeable de la population, 58 % des habitants des ré­gions de Donetsk et Louhansk se considéraient « ethni­quement ukrainiens », sans que ces Ukrainiens ne rom­pent avec leur intérêt pour la culture et la littérature russes ainsi que l’explique très bien Anna-Colin Lebedev.

POUTINE A RENOUÉ AVEC LE CENTRALISME STALINIEN

DÈS LE DÉBUT DES ANNÉES 2000, la politique de recons­titution d’une entité néo-soviétique menée par Vladi­mir Poutine va renouer avec le centralisme de la période stalinienne, bien au-delà de la seule question linguistique. Comme l’avait fait Hitler avec les minorités allemandes, on va agiter le chiffon rouge des minorités russes mena­cées et d’une prétendue russophobie. Tout cela est couplé avec la manipulation opérée par les services poutiniens au sein des populations d’origine russe, notamment au Don­bass. Cela va conduire aux fractures de 2014 et de 2022, des guerres qui vont creuser le fossé culturel et linguis­tique entre les deux peuples.

Sur le plan militaire, rappelle l’auteur, l’Ukraine consti­tuait d’autant moins une menace qu’entre 1991 et 2013 elle avait divisé par quatre les effectifs de son armée et que cette dernière voyait ses crédits diminuer un peu plus chaque an­née. En 2014, l’armée ukrainienne n’était pas capable de ré­pondre à l’agression manipulée par la Russie poutinienne dans le Donbass et en Crimée. Ce sont donc des bataillons de volontaires, organisés sans le concours de l’État, qui se sont portés sur le champ de bataille pour tenter de maintenir l’intégrité du territoire ukrainien. Une mobilisation popu­laire, qui pallie à un État défaillant.

Il y aurait encore beaucoup à écrire sur ce court mais riche ouvrage, qui nous éclaire sur les origines du drame qui se déroule actuellement en Ukraine. Il faut lire ce livre essentiel pour comprendre.

 YANN BALY

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