Non, ça n’est pas une histoire de l’humanité dans toutes ses turpitudes, ni de la nature dans toutes ses méchancetés ! Le projet en serait dément !
Celui de l’abbé Guillaume de Tanouärn, superbement mené, porte sur l’histoire de la genèse du mal, sur son essence, plus que sur son existence au long des millénaires. Et ce, en raison d’une idée, ou plutôt d’une vérité centrale que l’on peut exprimer ainsi sans trahir Tanouärn : si le mal est dans ce monde, son origine n’est pas de ce monde.
Cette vérité, il l’assène dans l’intitulé même de son prologue : « le mal est surnaturel », qu’explicitent notamment ces lignes dans les premières pages : « Le mal véritable possède quelque chose de surnaturel. Il met en cause Dieu lui-même avec une violence redoutable. Les philosophes disent que le mal est une absence. Ils ont tort de s’en tenir à cette phénoménologie transcendantale. Concrètement, le mal est une puissance contre laquelle souvent il semble qu’il n’y ait rien à faire. »
On le perçoit très vite, c’est à une sorte de pénétration du pourquoi du mal que va s’efforcer Tanouärn, solidement, « les deux pieds dans la Genèse », selon le titre de la première partie du livre. Sa réponse à la question du mal est radicale, au sens étymologique, en tant qu’elle vise la racine même du phénomène, qui est surnaturelle, et aussi parce qu’elle en surprendra peut-être certains qu’une théologie apeurée veut éloigner de toute réflexion sur la finalité du mal dans la volonté de Dieu.
Tanouärn cite cette phrase, selon lui « trop peu aperçue des théologiens », dans l’apocalypse de saint Jean : « L’agneau est égorgé depuis le commencement du monde » (Apoc 13,8).
Un peu plus loin il écrit ces mots à ruminer théologiquement : « Sans la croix, Dieu n’aurait pas permis le péché. »
Et extrayons encore ceci : « Dieu Est l’histoire du monde, dans toutes ses dimensions, même les plus horribles. Son dessein d’amour est un, incluant le négatif, incluant la souffrance de mal et la mort qu’il transforme, dans la croix du Christ son fils en autant de moyens de salut, pour ceux qui le veulent, pour ceux qui l’aiment. »
En dix sept chapitres, en quatre parties, Tanouärn va conduire sur cela ses méditations, ses réflexions et démonstrations, essentiellement à partir des textes sacrés de la Bible dont il donne le goût de les scruter, dans le sillage des maîtres vénérés de sa piété filiale de prêtre et docteur en philosophie médiévale : saint Augustin, saint Thomas d’Aquin et surtout son cher Cajétan, l’immense commentateur de saint Thomas.
Il n’est pas nécessaire d’énoncer ici toute la thématique biblique abordée. Citons tout de même, pour le moins, Adam et Eve (et les références à Péguy) et les réflexions sur « la science et le péché », « le sexe et le péché » et encore « Noé et nos apocalypses », « Babel et Babylone : les structures du péché ».
Les pages les plus émouvantes sont peut-être celles consacrées à « Job, son fumier, son espérance ». Pour l’abbé, le livre de Job est « un des plus grands chefs d’œuvre poétiques de l’humanité ». Mais il manifeste, comme l’expose saint Thomas d’Aquin et après lui Cajétan, que « c’est vraiment Dieu qui, libérant la puissance du démon a affligé Job. Le Démon n’est que l’exécuteur ».
Au Démon, dans la partie « la femme et le serpent », il consacre un fulgurant chapitre (« Les beaux jours du Dragon : pour une histoire du présent »), analysant notamment les idéologues LGBT de la théorie dite du genre, Judith Butler, Monique Wittig, Jacques Derrida, d’ailleurs fort antagonistes pour les raisons qu’on lira.
Il faut noter ici que si la lecture de Tanouärn est en quelques endroits tout de même un peu difficile pour nous qui ne sommes ni philosophe ni théologien, elle est souvent agréablement pimentée d’un humour délicat. Ainsi, nous conseille-t-il : « Il faut nous résigner messieurs : la femme n’est pas un homme comme les autres… » ou encore : « le problème, c’est que l’amour, la plupart des psychanalystes ne savent pas ce que c’est et ils le disent ».
En revanche, il y a un amour que Tanouärn, lui, sait évoquer, citant amplement l’Évangile, l’Apocalypse de Jean et aussi Paul Claudel, c’est l’amour le plus grand, celui de Marie, « modèle de tous ceux qui disent “oui” à Dieu ».
Enfin, dans la continuité de son livre Parier avec Pascal, Tanouärn consacre la quatrième partie de son travail à ce qu’il appelle « la modélisation théologique du péché originel ». Que ce titre, fleurant certes bon la tradition scientifique universitaire, ne vous rebute pas. Tanouärn, dans une sorte d’embrasement de culture théologique, croise les pensées de saint Augustin et de saint Thomas et encore plus de Cajétan s’opposant à Calvin, et, aussi, du juif hellénisant et philosophe aristotélicien Philon d’Alexandrie.
C’est que l’élaboration intellectuelle non orgueilleuse exige, autant que faire se peut, le bel exercice des pensées comparées. Tanouärn en est un remarquable rassembleur.
Il nous faut aller à sa conclusion : « Le but de celui qui essaie d’éviter la spirale autodestructrice du péché, c’est d’entrer dans ce champ de l’autre qui s’appelle l’amour, l’amour comme absolu, l’amour capable de nous décentrer de nous-mêmes, l’amour divin. Un amour dont la matière oblative est le Moi dans tous ses états. Un amour qui intègre le sacrifice : « Parce que tu étais agréable au Seigneur, il était nécessaire que la tentation t’éprouve ». (Tobie 12,13)
Oui, vraiment l’histoire du mal est d’abord surnaturelle.
Bernard Antony
Avis
Il n’y a pas encore d’avis.